François CHENG et le sens de la beauté
La quête de la beauté peut-elle donner du sens au monde, et permettre à chacun de trouver un sens à sa propre vie ? On peut trouver des éléments de réponse dans un petit livre de François CHENG, « Œil ouvert et cœur battant: comment envisager et dévisager la beauté » (Desclée de Brouwer, 2011)
Notre présence au monde peut en effet nous paraître absurde, malheureuse, banale ou miraculeuse, selon la sensibilité de chacun. Mais il vient un jour où l’on se découvre à la fois présent et mortel, et il faut bien admettre qu’il y a là un mystère.
Une fois plongés dans ce mystère, il arrive à chacun de se consoler dans la contemplation d’un ciel étoilé, de tel paysage ou de la beauté d’un poème célébrant par exemple, cette aube affaiblie qui verse par les champs la mélancolie des soleils couchants (Verlaine).
La beauté se trouve partout, mais elle demeure une énigme et, remarque François CHENG, si elle se trouve partout, elle ne semble pas au premier abord indispensable à la vie. Elle apparaît plutôt comme un luxe, un surplus, voire un superflu.
C’est que, selon François CHENG, l’univers n’est pas obligé d’être beau, et d’envisager la possibilité d’un univers uniquement technique, fonctionnel, qu’aucune idée de beauté ne viendrait effleurer. Mais l’auteur remarque que l’on aurait alors affaire à un monde de robots. On ne serait plus dans l’ordre de la vie, la vie qui implique que chaque être possède en même temps la capacité de croître et de se transmettre.
La beauté, comme désir et pouvoir d’attraction, serait donc intrinséquement liée à la vie, et même constitutive de la vie , contribuant à la constitution d’un immense réseau de vie organique où tout se relie et se tient, où chaque unicité prend sens face aux autres unicités et, par là, prend part au tout.
Chaque être vivant, à l’instar d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse de tendre, dans le temps, vers la plénitude de son éclat singulier, que l’auteur affirme comme la définition même de la beauté. Pour François CHENG, c’est du fait de l’unicité des êtres vivants que commence la possibilité de la beauté. Chacun prend part à la vie, et va quelque part. Chacun, se sentant attiré par la présence de la beauté et allant vers elle d’instinct, s’orienterait vers elle, donc dans une certaine direction. Or, dès que notre existence prend une direction, elle prend sens.
Pour l’auteur, le mot sens, « ce mot polysémique est un diamant du vocabulaire français comprimé en une seule syllabe. Il donne lieu à trois définitions, à savoir : sensation, direction et signification. Ces trois définitions marquent en réalité les trois étapes, ou les trois étages, de notre existence. Et c’est justement à la lumière de la beauté que ces trois définitions acquièrent leur sens plénier. En effet, la beauté a le don de provoquer en nous les ressentis les plus forts et les plus immédiats, des ressentis aussi bien charnels qu’émotionnels. »
Sensation, donc, puis direction et, troisième stade, signification lorsque cette direction ouvre sur un état d’harmonie et de communion, autrement dit un état d’amour. L’existence atteindrait sa signification, parce que c’est alors qu’elle fait signe à la vraie vie ; - et la vraie vie, à son tour, lui fait signe.
Ainsi conçue, la beauté n’est donc ni un ornement, ni un superflu, elle participe du fondement de notre existence et de notre destin, et se révèle un élément primordial dans la quête du sens
François CHENG précise qu’il y a beauté et beauté. « On peut reconnaître des degrés de qualité, selon un ordre ascendant : formel, - on peut parler de la beauté physique- proportion, symétrie, rythme interne, harmonie d’ensemble – mais aussi spirituel. Nous pensons notamment aux qualités de générosité, d’empathie, de compassion, de miséricorde,de sacrifice au nom de la Vie, d’amour sans condition. (…) à propos de ces actes, on parle non de vrais gestes, de bons gestes, mais de beaux gestes. Oui, c’est grâce à tout un ensemble de beaux gestes que l’humanité accède peu à peu à la vérité. Transparaît alors à travers eux une beauté qui n’est plus celle du jeune premier ni du top-modèle ; c’est une beauté plus émouvante et durable, la beauté de l’âme qui répand sans compter les dons bienfaisants de la bonté. »
Quant à l’art, toute grande œuvre matérialise une vision profonde que possède l’artiste. Cette vision, il ne l’atteint qu’en ayant maîtrisé les données sensibles du monde extérieur, ainsi que les ressources cachées de son monde intérieur. « C’est le mariage de ces deux lumières, extérieure et intérieure qui donne une authentique valeur à la création artistique dont le propos n’est pas seulement de figurer, mais de transfigurer. »
François CHENG considère, à juste titre me semble-t-il, que l’art véritable est une parcelle de cette beauté de l’univers vivant révélée par une âme humaine, dévoilant quelque chose de plus grand, voire de sacré. Et de remarquer que les meilleurs artistes n’affichent point leur ego mais s’oublient dans l’acte de créer. Chez eux, le style n’est pas une préfabrication conceptuelle mais se dégage lorsque la vision qu’ils portent est entièrement résorbée dans l’œuvre engendrée. Il ne s’agit pas pour l’artiste de se poser en donneur de leçon, mais de livrer, et d’offrir en partage, une vision singulière.
« Parlant de Cézanne, Rilke a dit que le vieux peintre s’était campé devant la Sainte-Victoire, la contemplant humblement, fidèlement, comme un chien. Oui, ce grand artiste, qui dans sa jeunesse s’était montré si farouche et impétueux, se fait maintenant serviable, dans une posture d’accueil et de donation. Il sait que plus il se fait vide, plus il est à même de se laisser habiter par une immense chose qui le dépasse, par cette force géologique qui, depuis le cœur du feu originel, effectue son irrésistible montée, et qui, de strate en strate, gagne l’air libre de l’espace sans limites, à la rencontre de la lumière, se cristallisant en ce superbe bloc granitique à mille facettes. Grâce à ces facettes, la lumière scintille de toute sa magnificence, aube et soir, printemps et automne, en des métamorphoses sans fin. L’homme ébloui se transforme alors en célébrant. »
L'art en sa meilleure part nous révèle les instants d'éternité au même titre que l'amour nous fait pressentir l'éternité de la vie. Nous ne sommes pas tous artistes ; mais tous nous avons part à la beauté. En réalité, nous sommes tous plus ou moins artistes. Le simple fait de vivre suppose un certain art de vivre. Nous savons par exemple disposer des fleurs pour égayer notre demeure, dresser l’oreille pour écouter un chant d’oiseau, jouir d’un jardin au printemps ou du coucher du soleil sur la mer.
Tout cela est bien. Toutefois, si nous voulons dépasser les clichés, dépasser l’habitude de réserver la beauté à seulement quelques moments privilégiés, nous devons apprendre à habiter poétiquement la terre comme l’a proposé le poète Hölderlin. Car, si la beauté est omniprésente, encore faut-il savoir en capter les plus humbles manifestations.
« Ces fleurs anonymes qui poussent dans les fentes d’un trottoir, ce rayon de soleil qui soudain fait chanter un vieux mur, ce cheval pensif au milieu d’un pré après la pluie, cet enfant qui offre un caillou coloré à un vieillard sur son banc. Il faut sauver les beautés offertes et nous serons sauvés avec elles. Pour cela, il nous faut, à l’instar des artistes, nous mettre dans une posture d’accueil, (…) ménager constamment en nous un espace vide fait d’attente attentive, une ouverture faite d’empathie d’où nous serons en état de ne plus négliger, de ne plus gaspiller, mais de repérer ce qui advient d’inattendu et d’inespéré. »
« Une ultime interrogation, inévitablement, nous assaille : nous sommes sensibles à la beauté, mais l’univers, lui, reste apparemment indifférent, comment expliquer ce paradoxe ? Nous tombons en extase devant tel paysage, tel arbre, telle fleur, alors qu’eux-mêmes s’ignorent et nous ignorent. »
« Sommes-nous condamnés à rester éternellement à l’extérieur, face à l’univers vivant et à sa beauté ? »
Il y a peut-être une autre compréhension possible note François CHENG, dans une considération qui rejoint pleinement la philosophie de Spinoza : si nous pouvons penser l’univers, c’est que l’univers pense en nous. Notre entendement individuel, quand il est conscient et construit sur « l’idée vraie » , est une parcelle de l’entendement universel, pour ne pas dire « divin » et « l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit l'âme d'une joie pure, exempte de toute tristesse » comme l’écrit Spinoza dans « la Réforme du Traité de l’Entendement ».
Qu’on le veuille ou non, c’est un fait que notre sort individuel fait partie d’un enchaînement causal plus grand que nous, qui nous précédait et continuera de se dérouler après nous. Savoir cela, loin de nous diminuer, nous grandit : notre existence n’est plus cette aventure absurde et futile entre deux poussières; elle jouit d’une perspective ouverte sur l’éternité. Rien de moins.
« Dans cette optique, notre regard qui perçoit la beauté et notre cœur qui s’émeut de la beauté donnent un sens à ce que l’univers offre comme beauté, et, du même coup, l’univers prend sens et nous prenons sens avec lui. » conclut François CHENG que l’on peut retrouver sur Youtube : https://youtu.be/x-FHvghODLk - CC-